À Toi, l'auteur de mes jours 



«Ce que le lecteur veut, c'est se lire. En lisant ce qu'il approuve, il pense qu'il pourrait l'avoir écrit. Il peut même en vouloir au livre de prendre sa place, de dire ce qu'il n'a pas su dire, et que selon lui il dirait mieux.» [Jean Cocteau]

«Il me fallait inventer l'histoire, le lieu, les personnages, les héros, capables de donner le change et propres à flatter ce goût de reconnaître que le public préfère à celui de connaître, sans doute parce qu'il exige un moindre effort.»[Idem]


Fin Novembre de l’An de cette année-là


À Toi, l’auteur de mes jours

Cette missive que tu liras d’un œil distrait, la tête déjà ailleurs, lorsque tu la recevras. Bien sûr tu auras la vague impression de déjà lu. Comme si c’était un peu toi qui l’avais écrite. Mais, lorsqu’on écrit une lettre, n’est-ce pas toujours un peu à soi-même qu’on l’adresse tout d’abord, quel que soit le destinataire ? Pourtant ne soit pas dupe. Quoique tu puisses en dire, à la face du monde je proclame en être le seul et unique artisan.

Je te dirai tout d’abord que tu es un être bien futile pour m’avoir donné la vie pour ensuite me laisser seul face à mon sort. Ne sais-tu pas que j’ai un immense besoin de toi pour me révéler à moi-même et au reste du monde. Basta ! Je sais bien ce que tu argueras. Car bien sûr tu te hâteras de déclarer bien haut que «chacun doit devenir le maître de sa propre destinée». Si tu savais comme je peux en avoir marre de toutes ces belles phrases que tu inventes comme pour élever des murs entre toi et le reste du monde ! Pourtant, cette fois-ci, tu devras faire face à la musique comme on dit. Car il te sera absolument impossible - et je pèse bien ici chacun de mes mots -  je dis bien donc IMPOSSIBLE, d’ignorer ce message que je t’adresse aujourd’hui. Bien sûr, tel que je te connais, tu t’empresseras d’en revendiquer la paternité même si ce n’est pas ta signature qui apparaîtra en toute fin de cette lettre. Comme si tu étais le seul à pouvoir jongler avec les mots… Basta !

Qu’il soit donc dit ici que tu es un être affreusement égoïste, tourné vers ton seul petit nombril. C’est donc si facile de donner la vie puis de se sauver bien vite en tournant le dos à jamais. Ha ! Ce serait trop commode ! Combien en as-tu laissé ainsi derrière toi une fois ton plaisir assouvi ? Combien de vies as-tu ainsi laissées se défaire pour ne point avoir su t’en porter responsable ? Moi, je ne te laisserai pas t’en sortir aussi facilement. Tu n’auras d’autre choix que d’assumer entièrement et totalement toute la responsabilité de mon existence. Car une fois que cette lettre aura été publiée dans le cyberespace, j’existerai en dehors de ta volonté. D’autres que toi connaîtront mon existence et je veux croire qu’ils ne te laisseront pas me tuer comme tu en as liquidé bien d’autres avant moi. Te voilà donc pris au propre piège de tes mots, toi qui te réclame tellement d’eux. Je te le dis, cette lettre te rendra la vie impossible.

Ce sera bien fait pour toi ! Tu n’avais qu’à y penser à deux fois avant de me laisser voir le jour. Égoïstement, comme à ton habitude, tu m’as donné la vie aux beaux jours d’un de tes étés sur les rives du fleuve aux grandes eaux. La belle affaire ! Tu croyais sans aucun doute qu’une fois tes libations estivales terminées et que tu sois retourné dans la sécurité de ton quotidien ronronnant, j’aurais accepté sans rien dire que tu m’oublies en reniant presque mon existence. Je sais bien, et toi aussi, que l’indifférence est la pire des armes. Si on n’existe pas dans le regard et dans les idées de quelqu’un, on n’est qu’un mort en sursis. Avec le temps les autres ne nous voient plus. L’oubli nous gobe et nous avale. On n’est plus que des mots alignés sur une page blanche dans un vieux cahier qui jaunit quelque part dans un tiroir oublié. On ne sert plus à rien. On devient inutile et le premier venu pourrait nous gommer sans que personne ne s’en aperçoive. Cela n’arrivera pas avec moi. Pas cette fois-ci. Cette lettre sera mon salut.

Le tien aussi, si tu veux bien t’occuper à nouveau de moi. Me reconnaître légitimement et faire en sorte que mon avenir sois assuré. Pourquoi devrait-il en être autrement ? Si un jour tu as fait en sorte que je vois le jour, n’est-ce pas parce que tu as besoin de moi dans ta vie pour réaliser ton rêve le plus cher ? Reconnais donc ce fait une fois pour toute puisque tu ne peux y échapper de quelque façon. Acceptes qu’il te faille me consacrer désormais la plus grande partie de ton précieux temps que tu encombres de mille inutilités qui te donnent l’impression d’exister. Tu le sais bien, ce n’est qu’en prenant soin de moi, en t’assurant que je grandisse, que je devienne fort et me fasse connaître du plus grand nombre, ce ne sera seulement qu’à ce prix que tu pourras te rendre jusqu’au bout de ton rêve. Enfin et finalement.

Penses-y bien, cette fois-ci. Bientôt tu auras cinquante ans… Te voilà déjà avec plus de la moitié de ta vie derrière toi. Le temps file et te glisse entre les doigts tout comme le sable des plages de Saint-André-de-Kamouraska te glissait entre les mains alors que tu étais à me mettre au monde. Souviens-toi comme tu étais fier de me donner la vie à ce moment là. Tu te sentais tout puissant comme Dieu devant sa création. Et, en vérité, tu fus dieu tout puissant pour moi ! Je ne pouvais alors, tout comme aujourd’hui, que mettre mon destin entre tes mains. Il aurait suffit que tu le veuilles pour que je n’existe jamais. Encore au jour d’aujourd’hui, mon existence tout entière ne tient qu’à toi.

Tu n’as pas le droit de me laisser mourir après m’avoir permis d’exister. Tu as besoin de moi pour dire ce que tu as à dire. C’est par ma bouche que tes mots voyageront jusqu’où tu as toujours souhaité qu’ils aillent. Je suis peut-être ta dernière chance d’y arriver. Alors secoues-toi un peu. Prends bien soin de moi et fais en sorte que je devienne ce que tu as voulu que je sois. Cesse de t’apitoyer sur ton sort. Oublie la cigarette que tu ne fumes plus. Ignore les idées noires qui dansent autour de toi pour te faire mirage. Éloigne à jamais le passé qui s’amuse à revenir roder sur tes jours. Ne pense qu’à moi. Ne vis que pour moi. Après, une fois que j’existerai vraiment, tu pourras faire tout ce qui te plaira. Mais pour l’instant, consacre-toi tout entier à moi.

Tel est le prix que tu as à payer. Tel est mon désir et mon exigence. Ceux-là même que tu m’as toi-même donnés. Car tout ce que je suis me vient de toi. Ainsi tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même désormais. Cela se jouera entre toi et toi. Et après, Basta !

Avant de te laisser, parce que je te connais toi et ta fâcheuse tendance à trop t’éparpiller en vains projets futiles, je tiens à te mettre au courant du fait que je suis désormais membre en règle de la S.P.P.R.I. Cet organisme, la Société pour la Protection des Personnages de Romans Inédits, a pour mandat de voir au respect et au plein développement des personnages de romans non encore publiés, comme moi. En tout temps, si les dirigeants de la S.P.R.R.I. le jugent utile, ils peuvent intervenir auprès de toi et faire en sorte que ta vie devienne un véritable enfer si jamais tu ne daignais pas me prêter toute l’attention dont j’ai besoin pour mon plein épanouissement. Les auteurs qui, comme toi, ont la fâcheuse tendance de délaisser leurs personnages une fois créés n’auront désormais d’autres choix que d’assumer l’entière responsabilité qu’ils ont envers nous. Mets-toi donc à la tâche dès à présent et invente-moi une vie qui te rendra fier de m’avoir un jour créé.

Je te prie de bien vouloir croire à mon attachement le plus sincère et le plus fidèle envers toi qui m’a si généreusement tiré du néant pour me donner une existence pleine et entière. Que ton talent à inventer des histoires nous assure à tous deux longue vie et prospérité, c’est là mon vœux le plus cher.


Je persiste et signe
Ton ami,
Le Chat de l’Anse-à-la-Vieille-Roche



N.D.A. : N’en déplaise aux propos épistolaires de ce chat débilitant, je ne tiens nullement à revendiquer la responsabilité de ce texte que vous avez entre les mains. Au contraire, je tiens à m’en dissocier entièrement et totalement n’en déplaise aux agents de la S.P.R.R.I. qui ne cessent de me harceler me rendant ainsi bien pénible tout effort de création depuis quelque temps. Amicalement vôtre, 



Bô Na©





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