Il y a des hommes qui préfèrent la solitude... pour vivre davantage 
leurs propres remords et leur propre tristesse.
Hugo Pratt




             Il grimpa les trois étages de la maison modeste que Catherine habitait près du fleuve. Il avait gardé de l’amie d’enfance de sa mère une image assez floue, mais il se souvenait qu’elle avait des yeux très doux et un sourire un peu triste. Quand il était petit, il l’appelait Nine, et aimait se réfugier dans ses bras quand il avait fâché sa mère par quelque bêtise.

Son cœur battait très fort alors qu’il appuyait sur la sonnette qui émit un joli son cristallin sur deux notes. Puis aussitôt, des aboiements furieux vrillèrent ses oreilles. La porte s’ouvrit et une masse de poils noirs lui sauta aux genoux avec des petits cris de joie. « Ici, Tempête ! », dit une voix calme et grave. Catherine parut sur le pas de la porte.

Appuyée sur une canne, les cheveux et les épaules recouverts d’un châle noir, elle dévisageait Sylvain comme si elle ne l’avait jamais vu. « Dieu !| » se dit Sylvain,  « Comme elle a changé ! » Il esquissa un sourire, puis gauchement embrassa Catherine sur les deux joues. « Bonjour, Nine » « Bonjour, petit. Entre, assieds-toi. »  Il y eut un long silence, Sylvain sentit le découragement l’envahir. Que faisait-il dans cette maison, auprès de cette vieille femme dont il voulait connaître les secrets et raviver les souvenirs? Comme si elle devinait le désarroi de son jeune visiteur, Catherine demanda : « Alors, que veux-tu savoir? » La question prit Sylvain au dépourvu. Il bredouilla quelques mots, puis : « Parle-moi de mon père ».

«Ton père était un brave homme, Sylvain, il vous aimait et ne vivait que pour vous deux. .. » « Mais alors, pourquoi est-il parti? » « La honte, Sylvain… Sais-tu ce que c’est que la honte? Quand il a perdu son emploi, il n’a pas pu supporter de ne plus pouvoir assurer une vie décente à ta mère et à toi qui allais venir au monde. Il a fui…. » « Mais comment n’a-t-il pas eu l’envie de m’embrasser, de me revoir? » « Il t’a revu, mais de loin. Tiens, je vais te donner une photo que je gardais précieusement. Il avait à peu près ton âge. »

Sylvain regarda la photo…Comme il ressemblait à son père! « Papa » dit-il, et un sanglot monta à sa gorge. Tempête qui sentait que quelque chose de rare était en train de se produire vint frotter sa tête contre le pantalon de Sylvain. Celui-ci lui caressa l’échine un moment, puis demanda : « Et tu n’as plus jamais eu de ses nouvelles? » « Si, il m’a écrit qu’il partait en Amérique du Sud travailler dans une mine. Pendant des années, je n’ai rien su de lui. Puis j’ai reçu un téléphone un jour dans laquelle il me disait qu’il avait contracté dans la mine une maladie grave et qu’il venait de rentrer au pays pour te revoir une dernière fois avant de mourir. Il n’aura pas eu cette joie. » 
Le visage de Catherine était grave, dans ses yeux perlaient des larmes qu'elle ne cherchait pas à cacher. Sylvain se leva pour partir. « Au revoir, Nine. J'ai été content de te retrouver. »

Catherine se leva, le prit dans ses bras, l'embrassa tendrement et dit : « J'ai beaucoup aimé ton père ». Sylvain l'embrassa encore une fois, en se demandant si c'était pour cette raison que Nine ne s'était jamais mariée. Il ne saura pas.  Il ne la reverra jamais. Il venait de décider à l'instant même qu'il poursuivrait le chemin qu'il s'était tracé, pour sa survie...


~*~


Cette nuit là, Roger Gagnon savait qu’elle serait la dernière. Le froid arctique de janvier et sa dernière bouteille de rouge allaient l’aider à ne pas traîner trop longtemps. Il était au plus mal.  Il n'allait surtout  pas se rendre dans une salle d’urgence d’un hôpital. Il voulait en finir avec cette vie ratée, vie de misère et de souffrances qu’il s’était imposée par fol orgueil et faiblesse. Dans la ruelle congelée, il s’étendit avec peine sur ses cartons qui lui servaient de matelas. Se recroquevilla, sa bouteille à la main, il avait peine à respirer. L'alcool, la faim, les mauvais traitements qu'il s'était infligés, l’emphysème pulmonaire achevaient leur travail. 

Oppressé, frigorifié, tout se mélangeait dans sa tête, Élisabeth, Catherine, Sylvain… Pourquoi les avoir tous abandonnés, l’une qui portait son enfant, l’autre à qui il avait menti et dont il exigea la complicité et son enfant qu’il n’aura jamais pris dans ses bras ? Pourquoi avoir fui ainsi presque toute sa vie adulte ? Pourquoi même au fond de sa bouteille n’avait-il jamais trouvé la paix ? Il revoyait son patron lorsqu’il l’avait congédié, il se revoyait l’implorant de le garder, son retour à la maison, son désespoir et sa décision de fuir pour ne pas faire face à Élisabeth, à la dure réalité. Il aurait pu chercher un travail ailleurs, pourquoi ne le fit-il pas ? 

Dans la fièvre grandissante, Roger Gagnon, se remémore ses souvenirs en rafale comme un film que l’on fait avancer à grande vitesse. Un père malheureux de ne pouvoir offrir à sa famille le nécessaire, un père qui avait cependant des principes, son père qu'il aimait pourtant, une mère dépassée par les événements mais qui faisait tout en son pouvoir pour pourvoir aux besoins de sa famille . Ses études, l'usine la nuit pour se les payer, ses diplômes gagnés à fort prix, son premier emploi,  l'espoir d'une vie meilleure, son mariage,  l'enfant à venir et, l'écroulement de ses rêves, le congédiement... La peur que l'avenir ne lui réserve que ce qu'avait vécu son père,  de petits emplois temporaires en petits emplois, la pauvreté imposée à sa petite famille, le pourquoi il avait fui avant même que Sylvain naisse. Des images floues, de plus en plus estompées, lui, Catherine, le mensonge pour ne plus même lui téléphoner tellement il avait honte, ces mines inventées en Amérique du Sud qui n'étaient que l'enfer de la rue dans lequel il s'enfonçait de plus en plus, la violence, les batailles pour un fond de bouteille,  la crève, et tout cela ayant pour seuls décors, les rues sales de la grande ville et ce qu’elle a de plus laid.  Élisabeth sa belle, son unique amour… Ce ventre où Sylvain baignait au chaud… Roger suffoque, oppressé de plus en plus, tout devient obscur, l’hypothermie commence à envahir son corps, l'alcool ajoutant au phénomène, des moments d’inconscience, le tourbillon de sa vie reprenant à au semi-éveil.  Puis... un dernier souffle.  En silence, complètement gelé, Roger crie ces derniers mots :  « Élisabeth, je reviens à la maison, je reviens vers toi. Tu es là mon aimée ! Tu n’as pas changée, je t’aime, mon unique… »   la vision de Élisabeth enceinte, une lumière, des bras qui s’ouvrent enfin à lui… 

Roger Gagnon a rendu l’âme, au fond d'une ruelle sale et congelée de la grande ville, sur son lit de cartons, dans l'horrible froidure de janvier.


Agonie du sans abris
Ainsi se termine une vie

Sous un froid de pierre tombale
Il a rendu l'âme, l'anonyme n'a plus mal

Il ne faut jamais mépriser
La misère d’un homme qui gît sur le pavé



 






Collectif de Saison des Poètes 

Sur une idée originale de Bô Na©

Participants dans l'ordre :

Bô Na©
Pascal Lamachère©
Éloix©
Régine Foucault©
Pierfetz©
Renée Jeanne Mignard©
Ode©



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