Il y a des hommes qui préfèrent la solitude... pour vivre davantage 
leurs propres remords et leur propre tristesse.
Hugo Pratt




              ’était un hiver triste. Un de ces hivers où il pleuvait et grésillait sans cesse. Dans la grande ville, on ne trouvait plus guère que quelques petits amoncellements de neige grise et sale dans les fonds des ruelles étroites, là où le soleil ne pénétrait jamais. Pourtant, on était en janvier. Les vieux disaient inlassablement « C’est plus comme c’était dans notre temps.. » Les jeunes leur répondaient impoliment en riant d’eux « Ton temps, ça devait être la préhistoire pépère ! » Certains allaient même jusqu’à lever la main sur ces vieux qui se retrouveraient plus tard dans une quelconque salle d’urgence surchargée où ils déclareraient s’être fait mal en glissant sur un trottoir glacé. Ils avaient bien trop peur que les jeunes les retrouvent et se vengent sur eux pour chercher à les dénoncer. Valait mieux se taire. 

Le vent glacial s’engouffrait entre les hauts buildings éclairés jour et nuit en charriant de vieux sacs de plastiques sales et éventrés. Les gens allaient et venaient sans s’attarder en marchant à petits pas pour ne pas glisser et risquer de se fracturer quelques membres. À cette époque-ci de l’année, les gens entraient et sortaient du bureau à la noirceur. Ils n’apercevaient la lumière du jour qu’à travers les vitres sales et embrumées de leur tour à bureau où ils passaient près du tiers de leur vie enfermés. Tout était gris et sale. 

Le jeune homme frissonna et remonta le col de son imper. Ceux qui le virent passer se demandèrent ce qu’un jeune homme bien mis comme lui pouvait chercher dans un quartier aussi mal famé. Il marchait rapidement semblant savoir où il allait. Il n’avait pas plus de 25 ans et, d’après les vêtements soignés qu’il portait, il devait travailler dans le quartier des affaires plus à l’est dans la ville. Pourquoi s’aventurait-il si tôt le matin dans ce quartier de misère où tout suintait la tristesse et la pauvreté ? S’était-il égaré ? Avait-il perdu son chemin ? 

Sylvain Gagnon, jeune avocat arriviste et assoiffé de succès, s’arrêta à une intersection pour vérifier le nom des rues où il se trouvait. Il vérifia les noms sur un bout de papier qu’il tira de sa poche et poursuivit son chemin. Il aurait voulu chasser les images qui lui venait en tête. Impossible pourtant de leur échapper. Il revoyait son enfance triste et solitaire auprès d’une mère pauvre et dépressive qui avait dû l’élever seule. Cette même mère qui était décédée il y a près de deux ans. Ces images, il avait tout fait pour les chasser et voilà pourtant qu’elles le rattrapaient aujourd’hui. Il n’aurait jamais dû décrocher le téléphone ce matin là pour entendre une voix anonyme de policier lui dire qu’on avait retrouvé le corps d’un homme qui avait sur lui son nom et son numéro de téléphone. D’un seul coup, tout le passé le rattrapait. Un passé qu’il avait voulu fuir plus que tout au monde. 

En s’engageant dans la ruelle étroite, il aperçût un clochard immobile étendu près d’un amas de carton qui avait dû lui servir d’abri. Près du corps inerte de l’homme, deux policiers l’attendaient. Après avoir vérifié son identité, un des policiers lui tendit un bout de papier où il déchiffra ces quelques mots écrits d’une main malhabile : « Je m’appelle Roger Gagnon. J’ai cinquante ans. Je n’ai plus personne au monde à part un fils que je n’ai jamais vu. S’il devait m’arriver quelque chose, vous pouvez le rejoindre au numéro suivant… » La main de Sylvain Gagnon se mit à trembler quand il reconnu son propre nom et son numéro de téléphone à la fin du message.


~*~


C’était un beau matin de printemps. Un de ces matins où il semble que tous les espoirs sont permis. Pourtant, pour Roger Gagnon, tous les espoirs s’étaient envolés lorsqu’il s’était retrouvé la veille à la fin de son quart de travail dans le bureau du contremaître qui lui avait annoncé qu’il était congédié. Il avait eu beau implorer qu’on lui accorde un sursis en rappelant que sa jeune femme attendait leur premier enfant, rien n’y avait fait et il s’était retrouvé dans la rue avec le maigre chèque de sa dernière paie. En rentrant chez lui, il avait retrouvé sa petite femme qui comme à son habitude lui avait mijoté un bon plat qui embaumait leur petit appartement. Il ne lui avait rien dit ni au souper ni pendant la soirée. Avant d’aller au lit, il l’embrassa plus tendrement que d’habitude. Du bout des lèvres, il posa un baiser sur le ventre arrondi de sa femme.

Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit et avait pris sa décision aux petites heures du matin. Tout serait mieux ainsi, s’était-il dit. Sa femme et leur futur enfant n’aurait jamais à rougir de lui. Il s’était levé sans faire de bruit. Quelques heures plus tard, sa jeune femme s’éveilla et, ne le trouvant pas à ses cotés, le chercha dans l’appartement. Elle ne trouva personne. Elle était seule. Son mari avait disparu.