Il y a des hommes qui préfèrent la solitude... pour vivre davantage 
leurs propres remords et leur propre tristesse.
Hugo Pratt




                 Sylvain se sentit pris d’un vertige comme si tout un pan de son vécu venait d’être frappé par les ondes d’un murmure qui s’était amplifié à l’infini en une fraction de seconde. Il manqua de lâcher sa serviette en cuir. « Père… père, pourquoi ? Mère, pourquoi m’avoir menti ?». En son for intérieur les sentiments s’entremêlèrent, se suivirent, s’entrechoquèrent : amertume, sentiment d’abandon, de trahison, colère, puis tendresse, joie éphémère et, surtout de la tristesse, une double tristesse, un océan avec une houle prête à submerger son cœur flottant avec peine. Les yeux embués, il réalisa que le regard des deux policiers était braqué sur lui. Ils lui avaient posé une question qu’il n’avait entendue. « Pardon ? ». « Excusez d’être aussi direct, mais voulez vous voir le corps maintenant pour l’identifier ou préférez vous attendre que la morgue s’en soit chargée avant de pouvoir vous recueillir et récupérer… ses effets personnels ? » répéta le policier qui lui avait tendu le bout de papier. « Je… je n’ai jamais vu cet homme, mon père. Mais je… oui, je veux le voir maintenant… »

Les policiers s’écartèrent. Le premier détail qui frappa Sylvain fut le visage fermé, peu reconnaissable sous la crasse, de l’homme aux cheveux grisonnant qui était censé être son père. Le second fut une bouteille de rouge vide dont le goulot gisait dans la paume de sa main droite. Sylvain prit un air contrit et s’agenouilla à ses côtés. Une fournée de couteaux d’air gelés s’insinuant par son col, la couleur de la peau du mort, vinrent le renseigner sur les dernières heures vécues par celui-ci. Il lutta contre une fatuité soudaine avant de tendre sa main vers celle de ce cadavre, essayant de supputer les raisons, le cheminement d’un être humain emporté dans les tourments de la vie.

* * * *

Restant sans nouvelle de son mari, la jeune mère avait fait parvenir un avis de recherche à la police. En vain. Les premiers jours de solitude, jusqu’à la mise au monde de son bébé, l’espoir restait tapi dans un coin de son lit, là où il lui semblait ressentir en son corps une trace chaude. Mais au fond, tout au fond d’elle, le temps s’était arrêté la dernière soirée; cette soirée où elle n’avait su voir les signes. Elle avait finit par se résoudre à l’idée que son tendre l’avait bien quitté. Pourquoi ? Elle en dormait très mal et n’arrivait à trouver le repos du juste, démunie de tout guibre, de son viatique, prise en plus par les soucis qui s’accumulaient à l’aube d’un été qui s’annonçait étouffant, d’un airain ravageur.

De son côté, Roger Gagnon avait éculées toutes les issues de secours qui lui étaient venues à l’esprit. Hormis quelques oreilles compatissantes, il n’avait pu trouver la clé à ses problèmes. La situation alla même de mal en pis. Rongé par la culpabilité, sans horizon dégagé, sans son soleil intérieur, il était assez vite entré dans le cycle infernal des « soulographes ». La bouteille était devenu sa seule compagne. Enfin, le mot compagne n’est pas tout à fait juste. Son amante peut être, ou plutôt son palliatif. Sa compagne restait son épouse dont il avait emporté la photo pour ne pas l’oublier, ne pas oublier pourquoi il existait, ne pas oublier pourquoi une boule amère, une tristesse incommensurable restait gravé en lui, ne pas oublier aussi et surtout pourquoi il lui fallait essayer de trouver une issue aux limbes où il avait été plongé. Car il s’était juré de ne pas renoncer, de consumer cette douleur, consommer la tristesse, de remonter la pente, de prendre de temps en temps de ses nouvelles, de suivre l’évolution de son fils. Son fils qu’il n’avait pu apercevoir qu’à ses trois ans, et de loin. Son fils qui pour la toute première fois le touchait alors que les sens de sa chair s’étaient endormis pour l’éternité.

~*~
               

                C’était un hiver triste et il avait décidé d’en finir de cette grisaille qui avait été sa vie depuis son départ.

Une dernière fois ses pensées s’étaient envolées vers son épouse, leur première rencontre dans la cour d’école, premier jour après Noël de sa dernière année de secondaire. Il l’avait remarquée parmi tous non pas uniquement par la rousseur de ses cheveux et son visage palot mais encore et surtout par cette espèce d’aura qui l’enveloppait. Tout en elle l’attirait.

Il avait bien connu quelques filles dont le mystère l’avait encouragé à fréquenter quelque temps mais aucune n’avait su assouvir la soif de son cœur tandis qu’elle, avant même de la connaître, l’inondait de ses eaux pures comme une source jaillissant au printemps d’un long sommeil sous les glaces. Ce n’était plus un mystère qui l’attirait mais une lumière comme une certitude. Puis il vit que ce jour béni était un jour d’hiver comme celui d’aujourd’hui… Ah! Comme il avait été ensoleillé et chaud ce jour d’hiver; quel contraste avec celui-ci.

Après quelques jours il avait constaté qu’elle fréquentait son amie d’enfance Catherine et s’était arrangé avec elle pour lui être présenté à la cafétéria en les joignant toutes deux au dîner. Comme dans les bons films au cinéma cela avait été le coup de foudre pour elle aussi.

Puis se succédèrent les images heureuses des premiers rendez-vous, des sorties joyeuses, des moments d’intimes tendresse, de la découverte de l’un et l’autre et aussi des années d’attente de la fin des études de chacun avant le mariage.

Puis, le vieux film s’assombrit d’une mauvaise prise de vue dans l’œil de la tempête qui avait mis fin à leur bonheur si simple et grand : la mise à pied, l’échec ressenti, sa décision, son départ, la ruelle où il allait mettre fin à ce tsunami qui l’avait emporté au large de sa faiblesse à gouverner sa vie.

Cadre spécialisé et travailleur acharné, il avait tout donné à son travail et ses études pour parvenir à ce niveau de la société qui soit celui de la réussite. Autant il lui avait fallu de courage, d’ambition et de détermination pour y parvenir, autant il s’était senti vidé, trahi, sans ressources devant l’échec du renvoi; ça avait été comme si son ressort, tant tendu par les efforts, s’était cassé net, trop étiré, trop usé par l’élongation de « devoir » et de devoir performer. Et c’est de cela qu’il s’était aigri et déprimé : d’avoir crû de la façon la plus débile et ingénue aux canons de la société, aux impératifs de la réussite et du bien vivre pour lui, son enfant en devenir, son épouse. Quelle déception d’être rejeté à la ligne d’arrivée et renvoyé parmi le commun des mortels !  « Aurais-je dû me battre un peu plus contre l’adversité ? Aurais-je pu reprendre tout en bas de l’échelle ? Aurais-je accepté autres choses que les standards de la réussite ? Aurais-je… ? 

Il était trop tard pour lui, les réminiscences ne seraient que vaines dans cette ruelle où ne survivait à ce monde de froidure que les rats se nourrissants des rejets de la société… ce qu’à ses yeux il était devenu.

« Je dois en finir, mon corps n’en peu plus et mon âme s’est envolée depuis bien longtemps. Je ne suis plus qu’une épave ballottée à gauche et à droite par les humeurs de la vie qui ne demande qu’à couler dans les abysses afin que cesse son tourment. »