Il y a des hommes qui préfèrent la solitude... pour vivre davantage 
leurs propres remords et leur propre tristesse.
Hugo Pratt




              Dans l’ascenseur qui le conduisait à son appartement, Sylvain s’observait attentivement dans le miroir. Cherchant des ressemblances avec l’homme qu’il venait de voir. Son père… Il venait de voir son père pour la première fois ! Trop de questions se bousculaient dans sa tête, et aucune n’avait de réponse. Bouleversé, le jeune homme ne s’aperçut même pas qu’il était arrivé à son étage. Il ouvrit la porte d’entrée, jeta sa serviette sur la table et se laissa tomber dans le premier fauteuil qu’il trouva sur son passage. Vidé, était le mot. Anéanti. Toutes ces années, il avait cru son père mort. Et il était vivant. Sylvain ferma les yeux et lentement perdit conscience des lieux et du temps. Lorsqu’il émergea enfin, il faisait nuit. Des lumières s’étaient allumées dans les bâtiments en face. La baie vitrée était comme une fenêtre ouverte sur l’intimité d’autres vies, de l’autre côté de la rue. Toutes ces vies dont il ignorait tout, auxquelles ils ne pensait jamais. Un mouvement aperçu parfois dans le carré de lumière d’une fenêtre, une ombre qui traverse, puis la lampe qui s’éteint. Toutes ces vies alentours dont la présence rassure. Sylvain remontait lentement le cours de ces dernières années. Alors qu’il était confortablement installé dans son appartement cossu et moderne, son père, dans une rue à l’autre bout de la ville, était « dehors ». Sans abri. SDF*. Le jeune homme prit sa tête entre ses mains et pleura. Secoué de spasmes, incapable de s’arrêter. Aucun son ne sortait de sa gorge, mais il ne parvenait plus à contrôler ce qui montait en lui. Une digue venait de céder et il était inutile de tenter de la colmater. 


* * * *


Il faisait si froid ce matin-là. Assis devant l’entrée abritée d’un immeuble, Roger Gagnon semblait égaré dans la lecture d’un papier qu’il tenait fermement entre ses doigts : « Je m’appelle Roger Gagnon. J’ai cinquante ans. Je n’ai plus personne au monde à part un fils que je n’ai jamais vu. S’il devait m’arriver quelque chose, vous pouvez le rejoindre au numéro suivant… » 

« Sylvain. Tu t’appelles Sylvain et tu es mon fils » murmura Roger. Il était calme mais le froid mordant tremblait légèrement sa main. Tant d’années s’étaient écoulées et tout avait sombré si vite. Les jours qui s’étaient succédés avaient tous été si semblables qu’il était impossible d’y trouver le moindre repère. Les seuls points précis auxquels Roger pouvait encore s’amarrer était le moment où il avait appris son licenciement, puis, le matin où il était parti. Parti, comme on part pour ne jamais revenir. Fuir, fuir sans se retourner. Crier à l’intérieur de soi des mots qui jamais ne franchiront les lèvres. Violence d’un silence sans fin. 

Bien sûr, il aurait pu se battre, il aurait dû se battre, entreprendre avec toute l’énergie qu’il avait mis dans son travail, mais quelque chose en lui s’était brisé ce jour où on l’avait congédié. Un élément essentiel s’était rompu et plus rien ne fonctionnait comme avant. Avouer son échec à sa jeune femme, il n’avait pas pu. Elle le regardait avec tant d’admiration, elle était si fière de lui. Privé de son emploi, il ne saurait plus se voir dans le miroir des grands yeux d’Élisabeth. Il avait voulu lui dire pourtant, tout au long de cette soirée là, il avait essayé le soir, quand ils étaient allés au lit, mais il butait toujours sur ces premiers mots qu’il lui aurait fallu prononcer : « Il faut que je te dise quelque chose d’important »… Ou plus simplement : « j’ai été licencié ». Pourquoi n’avait-il pas su dire ces mots-là ? Élisabeth aurait sans doute compris, l’aurait épaulé. Ils auraient fait front à deux. Presque à trois déjà. Il aurait suffit d’un peu plus de courage, d’un peu moins d’orgueil aussi peut-être. Et cet enfant qui bougeait contre la paume de sa main posée sur le ventre d’Élisabeth. Cet enfant qui lui faisait un peu peur. Et s’il n’était pas capable de… d’être père ? 

Roger s’était senti trahi, plus que cela même, humilié. Pour lui, être chômeur, c’était un peu… comme être clochard. Et puis ses souvenirs d’enfance, quand son père disparaissait plusieurs jours, parce qu’il avait trouvé un emploi temporaire à l’autre bout du département. Qu’il rentrait cassé, ne pensant qu’à dormir. L’argent qui manquait souvent. Et cette phrase qui résonnait encore dans sa tête : « Quand on veut on peut, il y a toujours du boulot pour ceux qui veulent travailler ». Roger sentait alors peser sur lui le regard de son père. 

« Sylvain »… Quand il prononçait ce prénom, il ressentait une tendresse profonde pour l’enfant qu’il ne connaîtrait pas, et en même temps, son impuissance à changer le cours des choses lui revenait en pleine figure, comme un coup de poing. Il sentait aussi, dans le creux de sa paume, la caresse de la peau de Elisabeth, la rondeur de son ventre. 


* * * *


Le jour maintenant se levait et l’appartement était baigné d’une lumière pâle. Sur le plancher, le store dessinait des jeux d’ombres réguliers. Dehors, quelques bruits annonçaient les premières activités humaines. Sylvain ouvrit les yeux. Il ne s’était pas couché, mais tassé sur le fauteuil qu’il n’avait pas quitté depuis la veille. Il émergea lentement. Le corps engourdi, la bouche sèche. Il se demanda un instant ce qui s’était passé, puis tout lui revint progressivement.


*SDF : Sans Domicile Fixe