Il y a des hommes qui préfèrent la solitude... pour vivre davantage 
leurs propres remords et leur propre tristesse.
Hugo Pratt




              Il sortait d’une vie rêvée. La vie d’un petit garçon courant joyeusement sur la plage, aussi léger qu’un avion de papier, porté par les mains de papa et maman… tout un bonheur d’enfant qu’il n’avait pas connu ! Et voici qu’il se retrouvait écrasé par la réalité de notre finitude d’être, grain de sable à la merci des marées de la vie.

Le silence de la mort reste toujours une remise en cause de notre existence… L’inexplicable ne fait qu’attiser le feu du chagrin. Pour Sylvain, le taudis du trottoir, la reconnaissance qui n’en était pas une, l’absence et la perte d’un amour possible, la perte irréversible de la complicité forte d’un fils avec son père, ajoutaient au silence mortel un poids qui l’avait terrassé jusque dans son sommeil, après la macabre découverte de ce qui avait été son père ! Un corps sans âme, vidé de toute flamme, vieilli avant l’âge… pas même une luciole, une mèche fumante au goût de cendre. Le temps avait volé à Sylvain toute trace de souvenirs. Ils meublent la pensée de ceux qui restent et leur permettent de garder l’image honorable d’un être cher disparu mais dans un autre monde…une présence dans l’absence et le silence, un bonheur passé, gage d’immortalité ! Sylvain avait découvert en son père un mort vivant, sans passé, avec un gouffre, un trou noir de saleté insupportable. Une question le vouait à la torture du doute : « Pourquoi Papa ? Comment Maman ? ». Élisabeth, sa mère adorée, était décédée depuis deux années, usée par l’abandon subit de son aimé et les charges d’un foyer écorché. Elle avait emporté son secret avec elle.  Sylvain n’avait pas obtenu de précisions sur l’étonnante disparition de son père. Les familles et les amis restent terriblement muets dans de telles circonstances. Sylvain avait ainsi perdu tout espoir de faire un deuil qui lui aurait permis de survivre en meublant richement son passé de portraits et de paysages accrochés au mur de la vie. Appelé à soutenir des causes indéfendables, notre jeune avocat affrontait le premier grand échec de sa carrière ! Ciel chargé sans étoiles, Sylvain n’attendait plus rien. Il était arrivé sur un sentier boueux et bordé de ronces, prêt à rejoindre l’ombre, une bouteille à la main !

Un appel sur son mobile lui apporta un espoir sans grande illusion. La Gendarmerie lui annonçait quelques découvertes bien modestes dans les vêtements de son père. Sylvain allait-il soulever le voile des errances de Roger Gagnon ? On avait retrouvé la photo jaunie de Élisabeth avec un seul mot au verso « Mon grand Amour ! ». Sur un autre billet froissé, une main inconnue avait inscrit deux numéros de téléphone : celui de Sylvain et un autre que celui-ci avoua ne pas connaître. Un appel de la gendarmerie à ce numéro n’avait pas donné de réponse… Il fut congédié après les interrogatoires de circonstance, toujours pénibles et inquisitoires, à vous donner parfois une impression de suspicion et de culpabilité ! Une interminable journée commençait pendant laquelle Sylvain ne parût pas à son cabinet d’avocat et sans laisser de message à son secrétariat…Le téléphone de son domicile et le portable qui ne le quittait jamais restaient sans réponse. Silence étonnant, disparition tout comme son père ? La mémoire revient souvent vite chez les proches qui aiment fouiller le passé des autres. Il est vrai que Sylvain avait été poursuivi, depuis son jeune âge, par la disparition subite de son père. Il avait songé plusieurs fois partir à l’aventure… à la recherche d’un manque qui le poursuivrait toute sa vie. Il y a des cicatrices qui restent fragiles même chez ceux qui les cachent fort bien, mais ne guérissent jamais ! Les certitudes les plus terribles marquent moins une vie que les secrets ou les mensonges cachés par des interrogations sans fin…

« Il n’y a pas d’abonné au numéro que vous avez demandé » … « Le numéro que vous avez demandé est occupé » … Les appels s’étaient succédés. Sylvain eut même l’idée de jeter son mobile dans le canal qu’il longeait, à pied, désespérément… Disparaître, oublier, ne plus rien tenter pour survivre…

On dit que le temps arrange tout. Il érode les scrupules comme les cailloux des rivières. Tout redevient sable au bord d’un océan où dans les déserts de solitude. L’oubli fait son œuvre, l’absence demeure indélébile. On n’oublie rien, c’est l’habitude qui parfois prend le relais. Élisabeth avait tout misé sur son fils. Sylvain l’avait remercié à sa manière en escaladant les marches du savoir. Il était arrivé en haut de la montagne. C’est alors que l’écho n’avait plus répondu à ses appels. Élisabeth était partie épuisée et son père venait de quitter la scène.

« Sylvain ? Vous êtes bien au numéro que vous avez demandé. Qui vous a donné mon adresse? ». Catherine resta un instant muette de stupéfaction quand Sylvain répéta son nom de famille. Elle n’avait plus de nouvelles de Roger Gagnon, son ami d’enfance, depuis que Élisabeth était décédée… deux années déjà ! Roger avait alors cessé tout contact téléphonique avec son amie Catherine pour disparaître définitivement. Lorsqu’il avait quitté Élisabeth, son amour , enceinte de son cher Sylvain, Roger était retourné à la maison de ses amours. Il y a parfois des malentendus regrettables qui brisent tout retour en arrière. Roger Gagnon avait trouvé, peu de temps après son départ, sa maison abandonnée, volets fermés et même, par la suite un écriteau « À Vendre ». Élisabeth devait être repartie chez ses vieux parents avec Sylvain. Roger Gagnon l’avait aperçu une fois à l’âge de trois ans dans un parc proche. Ce jour là, il n’avait pas eu la force et l’audace de se présenter démuni et diminué. Il avait retrouvé, dans l’annuaire d’une cabine, l’adresse et le téléphone de Catherine son amie d’enfance, grâce à laquelle il avait connu Élisabeth, l’amour de sa vie. Roger avait entretenu quelques rares contacts téléphoniques avec Catherine à condition qu’elle ne dévoile jamais sa présence sous peine de ne plus donner de ses nouvelles ou de provoquer son suicide. 

Catherine était restée amie de Élisabeth malgré le terrible secret que seul l’amitié peut porter en accompagnant l’autre soi-même dans ses démarches tout en respectant ses volontés. Si l’amour est aveugle et peut devenir destructeur parfois, il est fragile et supporte moins bien que l’amitié une telle complicité à long terme. Les enfants eux-mêmes, tout comme les adultes et surtout les adolescents se confient davantage à leurs amis. Catherine avait espéré une bonne issue pour ses amis, grâce à cette double complicité souffrante pour elle, mais elle avait entretenu ce fil d’Ariane qui pourrait peut-être les réunir un jour. Catherine avait mal supporté ce double jeu qui lui était imposé contre sa volonté. Elle avait même été se faire soigner chez un psychologue, lorsqu’elle avait rencontré l’échec total de la rupture définitive de Roger, à la mort de son épousée. Élisabeth s’était déjà auparavant éloignée d’elle pour ne pas gratter les croûtes de leurs plaies respectives, sans connaître la terrible vérité occultée par son amie. Sylvain était devenu la préoccupation principale de cet ancien couple d’amour.  Il avait oublié l’amie de sa mère et de son père. Élisabeth était décédée, tout contact avec Roger Gagnon avait cessé sans aucune chance de rappel.

En se rendant chez Catherine, Sylvain espérait bien faire ce double deuil d’un  papa « Pourquoi » et d’une maman « Comment ». Catherine pourrait-elle lui donner quelques réponses qu’il souhaitait : La disparition de son Père et les silences de sa Mère ? Comment son Père avait-il vécu sa rupture sociale ?